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Le jour se lève sur le Nangpa La. De ta ferme, tu ne le vois pas. Ce col de montagne dessine le passage le plus proche de ton Népal rural d’aujourd’hui vers le Tibet de tes ancêtres. Un chemin qui ouvre les cimes les plus hautes de notre Planète vers cette frontière interdite.
À seulement quelques kilomètres à vol d’aigle royal. Lui qui avec quelques compagnons de voyage fait danser les courants d’air chaud sous ses grandes ailes étendues, à travers les flocons de l’Himalaya. Et dans leur cercle, leur Samsara céleste, ils l’auront aperçu depuis longtemps ce petit furet des montagnes, caché sous les pierres de mani gravées.
À quelques kilomètres de ces hauts plateaux sauvages, de ce désert de steppes , de ces lacs d’altitude, turquoises, salés, sacrés : tous les matins, tu marches en direction de ce Nangpa La interdit.
Pour y trouver une herbe croissante en cette fin d’hiver. Pour y trouver de la neige fondue et que ton troupeau s’abreuve. Priorité. Pas besoin de boulier. Le nombre de tes yaks, tu le connais par cœur. Tout un patrimoine. Toute l’économie de votre vie, toi et ta compagne au tablier rayé, et à la longue natte de cheveux tressés de perles.
Tous les matins, tu hisses les morceaux de tronc de genévrier rapatrié. Tous les matins, tu ouvres les barrières de fortune pour tes majestueux bovins himalayens. Tous les matins, tu décroches leurs sabots des cordes, tu les libères de leurs karkhas de pierres. Les adultes auront dormi dehors sous les étoiles.
Tous les matins, tu traverses le ruisseau gelé et tu rejoins leurs petits réveillés à l’abri de l’étable de roches. Tous les matins, tu les rapproches des naks et du lait maternel.
Tous les matins, tu marches. Tu marches. Tu marches vers le nord. Tu marches. Jusqu’à ce que ta silhouette disparaisse dans cette vallée du silence. Au milieu de murs de « collines » de 6000 mètres. À l’est au-dessus, les rayons du soleil levant promettent la magie du Renjo La, ce col qui portera dans la vallée voisine. Une vallée parsemée de lacs alignés et qui arbore le plus grand et plus long glacier de l’Himalaya : le Ngozumpa.
Ton voisin, ce glacier du Gokyo. Ses meringues démesurées de glaces enneigées décorent leur moraine vers l’infini. Sans fin pour l’œil humain, au-delà de l’horizon. Sans fin pour le sablier nomade, au-delà du temps. Les glaces voisines figent à travers les siècles la moindre poussière. Façonnent le moindre minerai. Laissent siffler le moindre vent. Laissent se déchaîner la moindre tempête. Laissent ruisseler la moindre goutte de pluie. Laissent tomber la moindre roche, sous l’envol du corbeau. Sous la fonte de la neige fraîche et instable d’avril. Et chaque craquement dans un chant explosif, à flanc de falaise glissante, redessine les reliefs d’un sol autrefois majestueux glacier. Qui se retire, peu à peu. Bleu, gris, blanc. Translucide ou opaque. Mystérieux, enneigé, dénudé, coupant, lisse. Suspendu, lointain. Proche, sur le bord d’un chemin. À l’infini décliné : glacier de nos aînés. Et bien autrefois encore, se reposait sous l’Océan. Et bien autrefois encore, 8000 mètres plus bas, se fusionnait, à la rencontre d’autres terres. Refroidissait. Émergeait. Épousait. Et érigeait. Sagarmatha : aux chromosomes lointains. Toit du monde : à l’A.D.N. métisse. Chomolungma : essence de plusieurs continents, faunes, flores du passé. Du temps de la Pangée, dans son unicité. « Ek » le chiffre un. « Ek », symbole d’unicité sous les yeux de bouddha et sur chaque côté des stupas. Dans l’élan bienveillant, regarde vers chaque point cardinal. Unicité, au delà des frontières, un petit bout d’Afrique s’est décroché. A dérivé. A rencontré. A frappé. Mélangé. Chauffé. Monté. Refroidi. S’est élevé. Élevé. Élevé. Grande arche des Himalaya. Qui bouge encore.
Alors dans ta vallée de Thame, tu ne vois pas le soleil se coucher sur le Nangpa La. Tu ne vois pas que le temps s’est figé. Qui reprendra ton troupeau ? Qui répètera tes gestes quotidiens ? Qui soignera tes genoux noués qui flottent au dessus de tes petites bottes de caoutchouc cherchant le crottin précieux. Qui aidera ta douce à remplir les paniers en bambou chaque après-midi de cet or en galette, de ces lingots de bouses de yack, sans lesquels tu ne peux chauffer l’unique pièce à vivre de ta ferme. Dans ta vallée d’altitude dénudée de forêt. Qui aidera ces mains plissées de mille merveilles, de mille secrets de nomades, devenus sédentaires le temps de l’hiver dans le village de Thame. Et mobiles survivants, suivant les été fertiles du village d’Arye. Les mains plissées de ta douce, qui noue son tablier traditionnel, qui tresse ses longs cheveux. Qui te nettoie tes yeux souriants emplis de poussières. Qui plonge des feuilles séchées de thé sauvage tibétain dans l’eau qui boue au dessus du poêle. Qui pèle la fine peau des meilleures pommes de terre du Népal, encore fumantes. Qui ouvre avec constance et tradition le petit goulot du grand récipient qui garde au chaud le thé au beurre.
Ces mains plissées aux mille secrets qui vident les sept coupelles chaque matin et les remplissent de l’eau nouvelle, salutaire de l’aube. Sous le parfum de l’encens brûlant à côté. Et sous le regard complice du Rimpoche tout proche dont la photo rit sous la suie.
Ton chapelet tibétain autour du poignet, tu caresses chacune des 108 perles, les yeux levés vers le ciel.
Certains humains grimpent les montagnes, rassasient la faim des hauteurs, s’érigent pas après pas au sommet. Toujours plus haut.
D’autres ne s’intéressent aux cimes que de loin, dans une approche divine. De respect ou de pudeur. Et vont, pas après pas, en faire le tour. Modeste khora. Pèlerinage du temps.
Et toi, matin et soir, tu marches. Tu marches vers le nord tibétain. Tu reviens vers la brume du sud qui envahit généreusement ta vallée de Thame. Les nuages s’amusent trop facilement à flotter silencieux au bas de cette antique voie de caravanes. Et cachent toute l’histoire de ces marchands nomades qui échangeaient les trouvailles tibétaines, sels, beurres, ambres, contre les denrées des vallées népalaises et indiennes, céréales, fruits, épices colorées.
Alors rien de surprenant lorsque tu prédiras dans deux jours une énorme tempête de neige. Comme te l’a annoncé l’arc-en-ciel que tu vis autour de la Lune cette nuit. Tu ne t’es pas trompé. Quelle précision. Et quelle tempête… Deux jours plus tard, dans la vallée voisine.
Et ton petit fils Pemba Guelzen Sherpa sur les genoux, tu souffles sur ton thé au beurre. Et ton visage voilé par la fumée du poêle, ce parfum rassurant de crottin qui se consume pourtant si vite, tu découpes avec les doigts des morceaux de pommes de terre. Pour les refroidir. Et les offrir à ce petit ange déjà bien dégourdi.
Alors tu raconteras que tu viens de voir un autre arc-en-ciel, et comme tu dis encore une fois, si rare. Et celui-là a croisé le soleil. Le présage d’une réincarnation. L’annonce de la disparition de quelqu’un d’important, peut-être un lama de la vallée penses-tu les yeux brillants, de l’âge, de poussière, ou de joie. Une réincarnation.
Mais ça c’est une autre histoire.
Récit et photos de Christine Plaisant, spécialiste voyage et guide Karavaniers
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