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Procession funéraire au Sulawesi
Crédit photo – Pascal Guillaume
La délirante histoire de trois festivals déraisonnables. Des hommes écrasés à Bhaktapur. Des morts qui reçoivent depuis leurs cercueils à Sulawesi. Une journée silencieuse à Bali.
Népal, Sulawesi, Bali : Sans prétendre débuter par une affirmation aussi obscure que vaine, toute chose humaine est cyclique (paf !). J’en vois déjà qui se prennent la tête. Rassurez-vous. Je veux simplement dire qu’il a sans doute paru très vite nécessaire aux hommes d’autrefois de poser eux aussi des jalons afin de suivre et de s’accaparer ces cycles obsédants que le monde posait si visiblement devant eux : Les saisons par exemple. Les jours et les nuits. La naissance et la mort. Ces premières fêtes païennes servaient donc surtout à se rassurer puisque cette si visible évidence d’un retour excluait toute finalité. Mais voilà, quelque chose a changé depuis. On se remet de Noël tant bien que mal. On se remet ensuite de Pâques. Mais ce qu’on retient, insidieusement, n’est plus que le passage du temps. J’en vois encore qui se prennent la tête. Moi aussi.
Ce qui m’a donc intéressé en voyage, du moins ces derniers temps, était de retrouver une mesure de cette dépendance ancienne. Je voulais qu’un festival, quelque part, puisse me donner encore ce frisson particulier. Je voulais qu’il soit moins encombré de commerce que de cet étrange désir antique d’être partie prenante d’un cycle. J’ai donc couru quelques fêtes. Et trois régions d’Asie m’ont paru soutenir, en souriant, ma pauvre thèse mal étayée.
Naissance et fécondité au Népal : Chaque printemps, la cité de Bhaktapur s’attelle au lourd travail de garantir la fertilité de son sol. Shiva et Parvati devront s’accoupler une fois de plus. Deux chariots immenses et bringuebalants se font une cour féroce sur la place centrale, tirés par des adolescents exubérants. Lorsque les préambules aux amours divins paraissent suffisamment avancés, on les pousse vers l’alcôve. Les chariots s’engagent alors dans une allée à forte pente avant de déboucher « plein gaz » sur cette place où se consumeront les espoirs de la ville. Les jeunes de Bhaktapur, tout à leurs espoirs à eux, en oublient parfois de ne pas se laisser écraser sous les gigantesques roues et tandis qu’on porte en courant les corps ensanglantés, avec cette seule amertume de constater que les dieux ont toujours soif, la foule n’en poursuit pas moins l’effort d’accouplement. Shiva et Parvati ont quitté les chariots. Le premier est devenu un immense tronc d’arbre, de vingt mètres de long. La seconde un trou béant. Il ne reste qu’à s’assurer que l’un pénètre l’autre. La chose est moins simple qu’on croit. Deux équipes de deux cents hommes se relaient afin de tenter l’incroyable exploit de lever la verge d’un dieu. J’étais là, une nuit, à regarder tout ça lorsqu’une poussée en va-et-vient cassa carrément le tronc en deux. Il tomba dans la foule. J’aperçu à peine les corps enlevés à la hâte et les ambulances pétaradant vers les hôpitaux. Déjà, Shiva avait une verge neuve et sur le sang des hommes qui avaient cru en lui, il se levait encore pour fertiliser Parvati. Longtemps après, en gémissant fortement, le dieu s’unissait enfin à la déesse. Aussitôt, tous les célibataires s’agglutinèrent sur les cordes afin d’escalader le tronc. Le premier, à vingt mètres du sol, triompha. Quelquefois, m’a-t-on raconté plus tard, il arrive que certains tombent. Pas lui. Mais à chevaucher ainsi la verge de Shiva, il obtenait pour sa personne ce qu’avait obtenu la ville. C’est-à-dire une fertilité certaine. Ce détail, toutes les jeunes femmes qui le regardaient avec admiration, n’étaient pas sans le savoir et l’espérer.
Vieillesse et mort chez les Toraja : Dans les montagnes de Sulawesi, alors que les rizières s’effondrent en périlleux escaliers, j’avais été tenté de croire que les hommes avaient su trouver ici une sérénité quasi-nonchalante. Et justement oui. Seulement, c’était pour le plus invraisemblable des évènements : c’est-à-dire la mort. Après tout, n’est-elle pas cette apothéose vers laquelle tout devrait tendre ? On construit donc pour ce défunt qu’on appelle tomate quelque chose de temporaire mais qui n’est pas sans ressembler à une petite cité. Là-dedans se garantit le succès ou l’échec de cette vie terminée grâce au nombre parfois délirant de buffles blancs et de cochons sacrifiés devant l’assistance. Ce qu’il avait montré de générosité en honorant les tomate précédents se répercutera au moment où seront montrés pour lui les animaux condamnés. Il est bon, si possible, de venir de loin pour la cérémonie funéraire. Qu’un étranger ait pu traverser des mers, qu’il ait pu dépenser des sommes ici colossales afin d’assister à cette dernière fête d’un toraja des montagnes, n’est-ce pas toujours la meilleure preuve qu’il avait été assez important pour ne pas mourir obscurément. Nous étions, ce jour-là, les seuls blancs dans le petit village. L’homme avait été musicien. Il avait 28 ans. Sa femme était enceinte. Je ne crois pas avoir réalisé avant d’apercevoir les yeux du père tout ce que représentait notre minuscule présence. Après les sacrifices des animaux, une longue ronde s’est formée autour du grand cercueil. D’autorité, la grand-mère avait pris ma main et celle de ma compagne. Lorsqu’elle voyait qu’on ne levait pas assez les bras, elle les levait pour nous avec une joyeuse férocité. Il fallait, sous peine de se faire rabrouer, suivre les pas de la ronde. J’allais rechigner d’être si bien mené en bourrique. Mais j’ai vu une fierté gigantesque dans les yeux du père. Et ce sourire de la veuve, un instant soulagée d’avoir si bien pleurée. Alors on est resté. Lorsque la grand-mère a bien voulu nous relâcher les mains, ensuite, c’est qu’elle avait remarqué que son fils hésitait trop à terminer la ronde. La vie du jeune musicien, on savait tous qu’elle n’avait pas été vaine, mais il n’était pas facile au père de la laisser s’enfouir. Alors on est parti.
Vide à Bali : L’île enchanteresse organise tous les ans la plus étonnante manifestation insulaire. C’est qu’elle n’a jamais ignoré que le bonheur attire les envieux. Elle le sait d’autant mieux depuis que quelques bombes posées par d’autres ont ajouté sur l’île une lourdeur nouvelle. Ce qui arrive est simple. Les démons sont joueurs. Ils aiment s’abattrent sur les hommes, les chahuter comme du riz qu’on frappe pour faire tomber les grains, faire naître des cendres et du feu. Ils font chaque année leur ronde néfaste au-dessus de la Terre. Lorsqu’ils aperçoivent de la vie, ils s’y jettent sauvagement. Pour être heureux, avait dit quelqu’un qui n’était pourtant pas balinais, vivons cachés. C’est tout à fait ça. Il suffit de savoir à quel moment passent les démons. Et ce jour-là, s’arranger pour que l’île paraisse totalement vide. Ce jour-là, Bali cesse d’exister. Où trouve-t-on ailleurs un aéroport complètement fermé 24 heures dans le seul but de voir voler les démons sans qu’ils s’y posent ? Une nuit où toutes les lampes électriques doivent être éteintes ou cachées ? Une journée où personne n’a le loisir de sortir de chez lui, où aucune musique ne doit tenter l’oreille, aucune voix attirer l’attention ? J’aime assez l’agréable prix de ce festival du silence, de cette démonstration du vide. J’aime qu’il implique autant le paysan dans son village que le touriste dans son hôtel. N’est-on pas tous gagnants ? Une fois de plus, les démons n’auront pas aperçu Bali. Une fois encore, elle est sauvée. Grâce à ce jour de Nyepi, son enchantement véritable continuera de marquer les hommes. Et moi le premier.
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