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Il y a 15 ans, l’agence Karavaniers était toute jeune … 5 ans. Un voyageur, Jean Allard, formidable photographe, nous avait lancé un défi : faire ce trek en passant par les 3 cols. Armés de 6 voyageurs, 3 guides, plus de 50 porteurs, cuisiniers, assistants, nous sommes partis. C’était au printemps 2003 et, comme s’il fallait un prétexte pour aller vers la beauté et la grandeur, le voyage passerait par le camp de base du Makalu et par le camp de base de l’Everest dont on fêtait le 50eme de la première ascension. Ce fût épique, mémorable, spectaculaire, épuisant, confrontant. Avec toute la naïveté de notre jeunesse, nous l’avons fait. Trente jours de trek, trois cols techniques (cordes, piolets, crampons…) à plus de 6000m, plus de 10 jours au-dessus de 5000m, des glaciers, des tempêtes, du matériel tombé dans une crevasse…mais une fierté incroyable au bout du compte. Je vous laisse lire le texte de Guy Nadeau, autre formidable voyageur atteint d’une maladie sévère régénératrice : la népalite aigüe.
De la mi-avril à la mi-mai 2003, huit randonneurs québécois ont réalisé un trek peu commun† dans l’Himalaya népalais, près de la frontière chinoise. Ont été visités les camps de base de deux montagnes géantes, le Makalu (8463 mètres) et l’Everest (8850 mètres), et la région de haute altitude qui les sépare. Cette région est qualifiée de ‘’difficile et potentiellement dangereuse’’ par Lonely Planet† † alors que les circuits des camps de base cotent ‘’moyen à difficile’’.
Avant d’atterrir en douceur sur la piste herbeuse de Tumlingtar, le petit avion de Cosmic Air navigue entre les sommets et les gros cumulus. Son mouvement berce des voyageurs encore un peu zombis des onze heures de décalage entre Montréal et Katmandou. Le premier contact avec l’équipe de soutien se fait dans la cour d’un hôtel de ce chaud village tropical (autour de 35C à l’arrivée). L’équipe – les sherpas, le cuisinier et ses aides, les porteurs – compte cinquante et une personnes au départ.
Dès le lendemain, dans l’air net du petit matin, c’est le départ vers les sommets enneigés qui se profilent au nord. Le chemin du Makalu suit grossièrement la vallée de la rivière Arun pendant une quarantaine de kilomètres, entre dans les montagnes pour vingt cinq et bifurque vers l’ouest dans la vallée d’un affluent, la Barun, pour une distance totale d’une centaine de kilomètres. On n’y rencontre que très peu d’étrangers, malgré le potentiel touristique élevé de la région. Le parc national du Makalu-Barun offre une nature magnifique aux randonneurs. Les villageois sont souriants et les enfants vous lancent des ‘’namaste’’ (je vous salue) sur tous les tons. Ces enfants sont souvent très beaux. La tentation est forte de les photographier tous. J’ai craqué à répétition pour les petites de deux-trois ans aux grands yeux bruns et aux têtes ébouriffées. Irrésistibles.
Durant la montée de 500 à 5000 mètres, le végétal cédera au minéral, le vert au blanc, le chaud au froid et l’humide … restera humide. Presque chaque jour, l’histoire se répète. L’air, chauffé par le soleil dès son lever, s’élève en suivant les vallées. Les nuages apparaissent et leurs formes molles s’agglutinent peu à peu, bouchant le ciel. Les paysages, superbes, se banalisent. Il pleut et parfois, c’est l’orage. Les déclics des caméras cessent. Heureusement qu’après le camp de base, le temps sera généralement meilleur.
Un chapelet de villages aux noms exotiques s’égrène au fil des pas – Khandbari, Mani Bhanyang, Chichila ,… – chaque journée différente de la précédente en longueur, en degré de difficulté, en paysages. Il n’est pas possible tous le jours de respecter la pratique recommandée d’un gain net de 300 mètres d’altitude pour limiter les problèmes d’acclimatation. Pas ce problème, cependant, entre Num et Sedua. Aurions nous été oiseaux que le trajet de quelques kilomètres se serait franchi en moins de dix minutes. Bipèdes que nous sommes, c’est cinq heures qu’il nous faut pour descendre les 880 mètres d’un sentier escarpé jusqu’au pont suspendu qui traverse l’Arun, puis remonter 920 mètres jusqu’à Sedua. Un gain net de 40 mètres! En prime, un gentil microbe convie régulièrement deux d’entre nous à visiter les abords du sentier. Façon comme une autre d’apprécier les merveilles botaniques locales. Ce jour-là, le Dieu des randonneurs nous a aimé. À peine sommes nous arrivés qu’un violent orage débute. Assis côte à côte sur une étroite galerie au second étage d’une de ces maisons[1] qui accueillent les randonneurs, le spectacle son et lumières d’une nature fâchée nous captive pendant deux heures. L’équipe cuisine nous sert boissons chaudes et petits biscuits. Les porteurs eux, n’ont pas cette chance. Au moins une demie-heure derrière nous, leur charge protégée par de grandes feuilles de plastique jaune, ils arrivent seuls ou par petits groupes, penchés dans les rafales et les trombes d’eau. Durant une vingtaine de minutes, le tintamarre assourdissant de la grêle qui éclate sur les toits de tôle ondulée rend toute conversation difficile. Sous cette mitraille serrée, les poules qui se hasardent hors de leurs abris y reviennent bien vite, étonnées du phénomène. Le calme revient peu à peu, dans un ballet silencieux de brumes qui transforment le paysage d’instant en instant.
C’est à Tashigaon, un village juché à 3600 mètres, que les porteurs reçoivent leur équipement d’hiver. Après, c’est le domaine des karkhas, espaces de pâturage des dzos[2], où la neige apparaît déjà et que les habitants désertent l’hiver. Habits de neige, mitaines, tuques, guêtres, verres fumés, bas, tout leur est fourni car ils n’ont rien de tout cela. Pour la plupart fermiers, le portage est une occupation occasionnelle dans une période creuse pour eux.
Le septième jour de marche, trois cols (Keke La à 4150m, Shipton Pass à 4216m et Tutu La à 4050m) doivent être franchis tour à tour dans le brouillard dense et la neige mouillée. Cette journée est qualifiée unanimement de ‘une tab…!’’, titre que quelques autres se mériteront par après. Mais comme le dit l’adage, la beauté est dans l’oeil de celui qui regarde. En contrepartie de la brume, nous avons pu goûter à de mystérieuses forêts de rhododendrons fleuris de rouge dont la quiétude n’était troublée que par de rares bruissements d’ailes.
Bien en jambes après dix jours, bénissant les mois d’entraînement, c’est en personne finalement que nous contemplons le Makalu. Une dizaine de porteurs terminent là leur travail et repartent illico dans l’heure qui suit notre arrivée. Oubliés les maux de tête et les mauvaises nuits. La montagne dresse fièrement 3400 mètres de pentes raides et présente au regard des glaciers fracturés d’un bleu délicat. La présence physique d’une telle masse impressionne, particulièrement lorsque, dans un ciel sans nuage, une traînée de condensation au sommet révèle la rage invisible des vents d’altitude. On comprend la révérence que suscitent ces montagnes où beauté et sauvagerie vont de pair. Comme l’écrivait Alexandra David-Néel[3] en 1912, ‘’la nature dans les Himalayas est toujours grave’’. Malheureusement, pour un du groupe, le camp de base marque une fin. Une préparation physique intense et une volonté sans faille ne suffisent pas lorsque le corps refuse obstinément de s’adapter à l’altitude. Triste moment que celui de son retour vers Tumlingtar avec un sherpa et deux porteurs.
Deux jours d’une progression lente et difficile sur les grosses roches des moraines et des pierriers géants permettent d’atteindre la base du glacier qui borde l’East Col, à 6100 mètres. Les quelques centimètres de neige fraîchement tombés commandent une attention de tous les instants pour éviter les chutes. Les guides profitent d’une journée d’arrêt pour repérer les crevasses sur le glacier et poser des cordes fixes sur le col. Cette pause permet de contrer les effets négatifs de la fatigue et de l’altitude qui se sont accumulés au fil des jours. La pratique de quelques techniques de haute montagne, rappel et autres, occupe agréablement une partie de ces heures libres.
C’est sous un soleil radieux que, le lendemain, l’avancée se poursuit sur le glacier immaculé. La lumière est violente. Sans protection, ce serait la cécité. Les lèvres craquent et saignent. Après quelques heures, ma bouche entrouverte pour mieux respirer a laissé passer suffisamment de lumière pour que j’attrape un coup de soleil sur la langue! L’effort de grimper sur le col est récompensé par la vue d’un l’immense champ de neige ondulé, cerclé de montagnes. Le Baruntse (7220 mètres) domine les environs. Les ombres mobiles des nuages et quelques tourbillons de neige folle animent ce paysage autrement statique. Les porteurs qui nous ont précédés y dessinent une ligne sinueuse de points qui se meuvent à des vitesses inégales vers la barre rocheuse qui marque notre destination, le West Col (6135 mètres). Tradition oblige, des drapeaux[4] sont posés avant la descente et, avec le vent qui forcit, envoient moult prières vers le ciel. Le camp est monté tout près du West Col.
Durant la nuit, on goûte à la violence des vents d’altitude. Les rafales écrasent les tentes sur les sacs de couchage et vers trois heures, la tente cuisine cède sous ces assauts répétés, terminant là le repos ceux qui y dormaient. Pour ma part, des épisodes d’apnée du sommeil hachent ma nuit en petits morceaux. Au lever, ça souffle toujours autant. Pas question de descendre dans ces conditions, d’autant plus que le corridor de descente est directement dans l’axe du vent. C’est vers midi que la fougue d’Éole s’atténue. Lorsqu’on met le pied ou, plutôt, le crampon, sur le col, on observe un paysage qui se décline en bleu, blanc, noir. À cette hauteur, le regard porte loin, à l’horizontale … et à la verticale! Un alpiniste d’expérience serait sûrement ému du paysage mais sans émotion particulière pour la descente. Cependant, pour le randonneur que je suis, c’est une décharge d’adrénaline que déclenche la vue des deux cents mètres de glace brillante à 60? d’inclinaison qui m’attendent en rappel. Ce passage obligé calme l’ardeur des porteurs qui manifestaient jusque-là leur impatience de descendre après la nuit mouvementée. Leurs réactions iront du rire de plaisir aux larmes de peur. On s’active car tous doivent franchir le col avant la tombée du jour. Une mauvaise manœuvre m’amène un peu vite dans des rochers et me laisse une côte légèrement fêlée. Plus problématique, la tente cuisine et deux gros bidons de combustible – la quasi totalité de notre provision – s’en vont valser au loin dans un repli du terrain après s’être détachés. Heureusement, le lendemain, une équipe récupérera le tout. De ce coté du col, nous sommes passés dans la région dite du Panch Pokhari (des cinq lacs). Le temps, malgré le vent qui reprend de la force, demeure au beau fixe. Les paysages sont à couper le souffle. Un vaste champ de neige s’étale en de larges ondulations de faible pente. La tentation est forte de marcher le nez en l’air, sur des pistes parallèles, sécurisé par la vue des porteurs qui nous précèdent. On s’encorde néanmoins. Quelques minutes plus tard, un porteur s’enfonce subitement jusqu’à la taille dans une crevasse, rappelant brutalement que l’apparence inoffensive du terrain est un leurre. De longues heures de marche, interrompues seulement par un bref arrêt au camp principal d’une équipe d’alpinistes anglais visant le Baruntse, nous amènent à la nuit tombée au pied d’une haute moraine, sur un terrain mollasson imbibé d’eau. Les tentes arrivent plus tard et il faut les monter à la lumière des lampes frontales. Dodo vers 23 heures, aussitôt le repas pris. Dure journée finalement…
Le Panch Pokhari est l’un de ces endroits où la parole et l’écrit déclarent forfait. Bien sûr on peut, avec force mots, décrire les paysages de moraines rugueuses, de glaciers sales ou scintillants, les horizons de pics, les ciels vibrants, exprimer les sentiments ressentis, il en manque toujours un peu. J’ai vécu là deux jours intenses intérieurement, l’un à marcher, l’autre de repos en prévision du passage du dernier col technique, l’Amphu Laptsa à 5780 mètres. Durant ces heures privilégiées, on aimerait être capable de voir mieux et davantage, d’accumuler des réserves de cette expérience. Il faudra y retourner…
Tous les matins, l’ombre d’une grosse bouilloire en aluminium se découpe sur la tente. On entend aussitôt Toby qui demande ‘’you like tea?’’. La question maintenant familière nous réveille cette fois à cinq heures et quart – c’est tôt mais nécessaire pour traverser le col et se rendre dans la vallée de l’Imja avant la tombée du jour. Pour atteindre le col, il nous faudra d’abord marcher puis grimper la roche pour ensuite marcher le glacier pentu qui s’y rend. Ce glacier d’ailleurs est fort joli. Les neiges du passé y ont été successivement laminées en couches de glace d’un bleu très fin, bien différent de celui du ciel. La piste que nous empruntons le longe et en offre une vue transversale remarquable. D’abord libres, nous nous encordons lorsque la pente s’accroît. Un peu de ‘’scrambling’’, une courte verticale et nous voilà sur le glacier. Chaque étape de cette progression demande temps et patience, les gestes devant être répétés individuellement pour les quelques quarante cinq personnes du groupe. Il est déjà midi lorsque, sur le col, la vue d’un timide Everest qui se cache derrière d’autres sommets nous repaye de nos labeurs. Je constate l’effet combiné de la fatigue et de l’altitude – le simple geste d’attacher un piolet à mon sac prend un temps fou. Le récit d’expéditions décrivant la difficulté d’activités pourtant simples me revient en mémoire. Rien de tel que l’expérience directe pour comprendre! Orienté nord, l’autre côté du col est enneigé. Cordes fixes et rappels permettent d’en franchir les deux cents premiers mètres. Suit un lent slalom dans les lacets tracés plus tôt par les porteurs. Puis, petit retour à l’enfance. Une longue glissade sur le derrière permet de quitter la neige dans la rigolade d’une course. Le large corridor où nous progressons ensuite est dans l’ombre de ses escarpements ouest. Tout est tranquille. Le bruit des pas ride à peine le silence. Une demi-heure durant, les yeux se régalent du spectacle de l’Island Peak qui se dore au soleil baissant. La montagne ronronne presque sous la caresse de quelques nuages paresseux qui la frôlent au passage. Finalement, à dix-sept heures, le choc sourd des sacs qu’on laisse tomber marque l’arrivée au camp. Ouf…l’énergie est basse. Il a fallu encore puiser dans les réserves aujourd’hui.
Est-ce la perte d’altitude ? Est-ce le franchissement du dernier col ? Une bonne nuit de sommeil ? Toujours est-il, qu’au matin, règne une atmosphère de camp de vacances et de journée de congé. Les bons petits pains chauds du déjeuner y sont certainement aussi pour quelque chose. Une véritable orgie de paysages grandioses nous attend ; pas de répit aujourd’hui pour notre faculté d’émerveillement avec, au nord, le Lhotse, au sud, de grands murs de glace cannelée et la face est de l’Ama Dablam. Le dîner (bonheur suprême – il y a des frites) se prend à Chukung dans la salle commune de l’Ama Dablam Lodge. Les porteurs se la coulent douce. Plusieurs fument ou dorment un peu, affalés à une terrasse voisine. Dans une heure nous serons à Dingboche, notre destination du jour. C’est un joli village agraire carrelé en rectangles inégaux par des murs de pierres brutes, situé à la jonction de la vallée de la Duth Kosi. Nous revoilà dans une région autrement plus fréquentée car cette vallée est une véritable autoroute pédestre pour qui va au camp de base de l’Everest. En vingt jours, nous n’avions rencontré des occidentaux qu’à une occasion. Bizarrement, en revoir régulièrement provoque pendant quelques heures un sentiment d’intrusion, comme si la jouissance de ces lieux nous était réservée.
Au matin, nous remercions chaleureusement la dizaine de porteurs qui nous quittent. Ils ont trimé dur, notamment au passage des trois cols. D’un commun accord, la somme identifiée pour les pourboires est augmentée pour refléter cet effort. Ceux qui restent proviennent de la région de Ritak, un village haut perché, à quelques kilomètres de la frontière chinoise. Tous d’un petit gabarit, la vitalité de ces hommes nous frappe chaque jour en les voyant manipuler et porter avec aisance une charge qui comprend souvent deux ‘’duffle bag’’ en plus de leurs effets personnels. Depuis Tumlingtar, ils ont été les plus forts parmi les porteurs. Il demeureront avec nous jusqu’à la fin du trek, à Lukla.
Après un copieux dîner à Dugla, la montée sur la moraine terminale abrupte du Khumbu se charge d’aider notre digestion. En haut, tumulus et monuments funéraires rappellent aux vivants que l’Everest a tué et beaucoup tué, particulièrement parmi les sherpas. Un monument y est érigé à la mémoire de Babu Chiri Sherpa[5], décédé en 2001 d’une bête chute dans une crevasse au Camp 2. Notre sirdar[6], Tendi, est le frère de ce grand parmi les sherpas. Tendresse et tristesse marquent les gestes doux avec lesquels il réarrange quelques pierres. L’émotion est palpable. Babu Chiri était l’ami de plusieurs dans le groupe et une connaissance des autres. Les regards se noient au souvenir de cet homme exceptionnel qui utilisait sa notoriété pour soutenir la construction d’écoles. La lente procession de nuages ternes au dessus de nos têtes sied bien à la solennité du moment. Tous solitaires dans nos univers intérieurs, dans un silence d’émotions contenues, nous repartons un à un vers Lobuche. Le lendemain, l’avant-midi suffit à se rendre à Gorak Shep. L’après-midi sera occupé par un aller-retour au camp de base de l’Everest.
Avec la trentaine d’expéditions qui s’y trouvent, le camp de base est obèse. En ce 50ième anniversaire de l’exploit d’Hillary, la recherche de l’événement médiatique se sent. C’est à celui qui sera le plus vieux, le plus jeune, le plus rapide à poser le pied au sommet. Les drapeaux de prière étendus au dessus et entre les tentes multicolores dégagent d’ailleurs une vague atmosphère festive. L’impression première de l’ensemble en est une de désorganisation, impression renforcée par la surface fondante et chaotique du glacier. Apparence seulement car un peu d’attention aux détails révèle des empilements ordonnés de matériels divers, des conversations par téléphone satellite, des équipes de soutien en action. Le camp est une bulle d’occident high-tech posée non loin de la célèbre cascade de glace du Khumbu. Le grondement profond des séracs qui s’effondrent rappelle à qui l’aurait oublié qu’on vit dangereusement en ces parages. On saisit alors que les drapeaux ne sont pas là pour la fête. Les prières qui, inlassablement, de jour comme de nuit, s’envolent vers le ciel à chaque claquement ne seront pas de trop pour ceux sur la montagne.
Au matin, la majorité du groupe décide d’entreprendre dès huit heures les trois jours de descente vers Lukla. Pour trois d’entre nous pour qui c’est la première visite dans la région, la journée débute plutôt par la montée du Kala Pattar, un contrefort du Pumori, qui offre par temps clair la vue d’un Everest de carte postale. Nos souvenirs seront plutôt meublés d’images fugaces d’un sommet ennuagé. Sous un ciel de mornes nuages, le vent fort qu’on a dans le nez tente de nous retenir dans les hauteurs. Peine perdue…comme c’est facile de perdre de l’altitude! Environ sept heures de marche plus tard, nous avons déboulé près de 1300 mètres, jusqu’à Pengboche! Un excellent souper de momos[7] au Panarama Inn (sic), dans la cour duquel notre camp est établi, termine ce jour.
Six heures. Derrière l’Ama Dablam, le soleil levant lance un premier faisceau lumineux dans un ciel encore sombre. À nous Namche Bazar aujourd’hui ! Au fil de ses infinis détours, le sentier réserve à la vue des plaisirs sans cesse renouvelés. Ondoyant, le ruban turquoise de la Duth Kosi apparaît, tantôt uni, tantôt moucheté de l’écume des rapides et se cache parfois, enserré entre des escarpements quasi verticaux. Sur un fond de pics acérés, devant le joli monastère de Tengboche, un poulain caracole gaiement sans jamais s’éloigner de sa mère, inconscient de participer à la beauté des lieux. Plus loin, un troupeau sauvage de thars[8] de l’Himalaya broute une végétation chiche dominée par de grands pins. Puis c’est Namche Bazar, dont l’image est de tous les guides touristiques. De touristes cependant, ce n’est pas la cohue. Les boutiquiers, désoeuvrés, tentent sans enthousiasme de nous convaincre de l’intérêt et du bas prix de leurs marchandises. Nos pas nous mènent dans un bar dont le décor, constitué de dizaines de T-shirts épinglés partout, témoigne du cosmopolitisme des lieux. Sur chacun, au stylo baveux ou au feutre, un rapport de randonnée. Français, anglais, américains, allemands, japonais décrivent circuits, participants, difficultés, joies et peines… Quelques bières, des ‘’chips’’ et les accords de Pink Floyd plongent les baby boomers du groupe dans les réminiscences de leurs ‘’partys’’ de jeunesse.
Dernière journée de marche… Nous croisons fréquemment des randonneurs proprets, certains, même, vêtus de blanc, fraîchement débarqués à Lukla. Nos barbes d’un mois, nos vêtements incrustés de toutes les poussières des sentiers nous en distinguent immédiatement. Bonne chance les amis, la montée sera longue car la descente le fut ! Déjà hier, le sentiment doux amer de la fin avait commencé à s’insinuer dans les interstices de la conscience. Je suis à la fois content et triste de terminer. Le corps, fatigué du mois de randonnée et allégé de cinq kilos, aspire à quelque jours de repos. Ah ! vivement les douches chaudes et la bonne bouffe des restaurants de Katmandou. L’aventure du dernier mois a permis de ressentir intensément l’extase d’être vivant. Les hauteurs du Népal sont propices à l’éclosion répétée de ce sentiment, qui, telle une drogue dure, crée la dépendance. Je sais que bientôt, le regret que l’aventure ne continue pas sera là, insistant. Je voudrai recommencer.
Babu, propriétaire de l’agence de soutien, est présent à Lukla pour nous recevoir. Cet homme au perpétuel sourire, a amené du poulet frais pour le souper. L’équipe cuisine se déchaîne et prépare, outre du poulet frit, une rétrospective culinaire du voyage. Tout y est, des papadums à la pizza végétarienne, à l’exception des ‘’grilled cheese’’ aux carottes rapées. Pour ma part, ce mets fade cotait assez bas sur mon palmarès et ne me manque surtout pas. Nos estomacs crient grâce bien avant que le flot des plats ne cesse. Ce gargantuesque repas est le prélude à une petite fête avec toute l’équipe. C’est le moment de la remise des pourboires. Chang[9], bière et whisky auront tôt fait de dégeler l’atmosphère. Les porteurs nous offrent chacun un kata[10] en remerciement. Tout à l’heure, visiblement heureux de le faire, ils autographieront ces foulards, en souvenir. Au son de la musique népalaise, l’équipe de soutien se dégêne. Les porteurs dansent entre eux. Cette danse uniquement masculine finit par embarquer tout le monde et crée un lien plus étroit avec ces gens qui, tout au long du voyage, ont été discrets et un peu distants.
Dans le decrescendo assourdissant de ses moteurs à hélices, l’avion de Yéti Air se pose sur l’unique piste[11] de l’aéroport et s’immobilise à vingt mètres de nous. Déjà midi. Il a quatre heures de retard, mais enfin, il est là. En débarque une quantité invraisemblable de tôles ondulées. Sitôt le déchargement terminé, des sièges sont installés et d’avion cargo, il redevient avion de passagers. C’est parti pour Katmandou et l’activité fébrile du quartier touristique de Thamel.
Au terme de ce voyage, la fierté d’avoir complété ce long et difficile trek m’habite. Fierté modeste car c’est conscient que ce succès est d’abord tributaire de l’effort collectif de l’équipe de soutien, Conscient aussi que les montagnes m’ont laissé passer. S’il fallait résumer notre périple en un mot, mon choix se porterait sur ‘’intensité’’. La durée, l’effort, l’altitude, les paysages, le contact avec la culture népalaise, le risque, parfois, autant de facettes qui se sont combinées pour en faire une expérience riche que le temps permettra d’intégrer pleinement. Encore un peu plus ‘’accro’’ du trekking, je rêve déjà du moment où, de nouveau, j’aurai des semelles de vent.
Guy Nadeau
Sainte-Foy, Août 2003
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