À chaque jour suffit sa peine…

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À chaque jour suffit sa peine…

Sur le fouillis ritualisé à Bali et ailleurs (ou, ce qui revient au même, sur l’interdiction formelle de faire simple quand on peut faire compliqué)

Sur mon grand bureau noir devant la fenêtre, j’ai placé le livre qu’un ami balinais m’a laissé afin de m’éviter le constant ridicule de faire devant lui bien des choses à l’envers – explication que je venais justement de l’envers du monde ne l’ayant pas tout à fait convaincu – et de m’embrouiller régulièrement les pattes dans les rizières de traditions de son petit lopin d’île. Si vous pensez un instant que notre Québec des règlements bidons est un maître en la matière (et j’affirme qu’il l’est), je crois pouvoir vous dire qu’il n’arrive encore qu’en seconde position.

D’accord, vous n’arrosez plus le gazon qu’en certains jours précis de l’année (par exemple en janvier), on vous menace d’écartèlement si vous ne séparez pas encore vos poubelles en quarante sacs différents qu’il faut d’ailleurs que vous achetiez vous-même, vous ne fumez qu’en cachette et n’avez plus trop le droit de pousser un pet de travers sans qu’un voisin teigneux se plaigne aussitôt du bruit de vos exsufflations. C’est déjà beaucoup. Mais pensez un peu au calvaire balinais des jours propices. Je vous donne des exemples burlesques (mais véridiques) : mon chat me tombe sur les nerfs et je voudrais le mettre en cage quelques heures pour qu’il ne saute plus sur les rayonnages de la bibliothèque. Impossible monsieur, il y a des jours pour ça. Le premier du mois, le 23, le 25 et le 30. Ou alors j’ai un truc à vendre, un vieil ordinateur ou un chandail percé. Impossible encore à moins d’attendre le 3, le 9, le 15 ou le 21. Une tempête de vent arrache une partie de mon toit à la saison des pluies (ça nous est arrivé). Des réparations monsieur ? C’est d’accord. Mais s’il avait fallu refaire le toit au complet avant que les meubles ne flottent du côté des rizières, j’en connais quelques-uns qui n’auraient pas voulu. Impossible monsieur, sinon le 15 et le 21. Et puis la folie des déménagements du premier août au Québec. Et bien ici, c’est pareil. Sauf qu’on ne bouge que le 21 ou le 23. Pour tout vous avouer, je n’ai pas encore osé ouvrir le terrifiant opuscule à la page propice des jeux amoureux, des aventures extraconjugales, ni à celle où il est sans doute catégoriquement interdit de se laisser mourir à certaines heures sans permission (ce qui est tout de même embêtant lorsque ça vous arrive).

Je sais très bien ce que vous allez me dire et je suis d’accord avec vous. Ces traditions à l’emporte pièces sont justement la raison pour laquelle Bali est ce paradis artistique et minutieux. S’il n’y avait pas ces aberrantes journées propices, si tous les nouveau-nés ne recevaient pas cette suite abracadabrante de dates pour les plus justes moments de leur parcours personnel (du premier baiser à l’heure exacte du mariage), si chaque temple n’avait pas sa journée favorable, si chaque balinais n’avaient pas trois cérémonies à offrir à son temple familial avant de passer le flambeau à son fils aîné, s’il n’y avait pas toutes ces kermesses des dieux mineurs, de chance à faire tourner, de blason à faire reluire, de faute à expier, Bali serait un endroit comme un autre avec des gens ordinaires. Ce n’est pas le cas. C’est pourquoi mon copain Ketut vient souvent s’en plaindre sur ma terrasse, écroulé sur le coussin thaïlandais. Il me dit que c’est compliqué (c’est le moins qu’on puisse dire !). Il murmure qu’il envie presque ma phénoménale incapacité à voir les jours autrement que l’un après l’autre. Pour rigoler, il me rappelle même mes propres ennuis lors de la cérémonie d’ouverture de la maison (c’est-à-dire ce moment où il faut demander poliment à la déesse du riz d’emprunter sa rizière pour une vingtaine d’années et lui promettre sagement de la lui remettre ensuite). On s’était alors battu quelques semaines avec le prêtre au sujet des poulets à sacrifier, sachant qu’il en fallait un nombre impair pour la maison, le puits et l’autel. Le tracas, là comme ailleurs, est encore de jongler entre une tradition dans laquelle le respect de la terre et des autres mérite qu’on s’y arrête et l’intérêt souvent mercantile des quelques-uns qui s’en servent pour multiplier leurs profits à partir de salamalecs cérémonieuses. Le prêtre voulait régler d’un coup (et sur mon dos) le problème de la grippe aviaire en Indonésie. Ketut croyait au contraire qu’un seul poulet était bien suffisant pour une divinité rizicole qui ne mourait pas vraiment de faim à Bali. Disons simplement qu’on a perdu, depuis, le joli privilège d’être bénis par cet Attila des poulaillers.

Pourtant, c’est également Ketut qui me rappelle en fronçant les sourcils les exemples éloquents et superstitieux de ceux qui n’ont plus garni leurs temples de fleurs et d’offrandes et les conséquences habituelles de ces abandons, soient perte d’argent, riz gâché ou naissance féminine. C’est aussi lui qui laissa, par un de ces hasards qui font si bien les choses, l’affolant opuscule du bout de ma table.

Pascal

Care

3 Comments

  • Caroline Potvin

    Bonjour Pascal,
    C’est le premier juillet qu’on déménage au Québec…
    Je sais, je sais, tu voulais juste voir si on te lisait attentivement.
    🙂
    Bonne journée à Bali,
    Caroline

    14/02/2008 at 19:37
  • François Caron

    Salut Pascal,
    Juste pour te dire que c’est dimanche chez moi que nous avons un repas retrouvaille du groupe Laos, Jacinte qui est en Inde en moins et toi bien sur. Si tu me laisses ton no de tel d’ici là, on t’appelle, au beau milieu de la nuit !!! Voici le menu:
    Amuse-gueule : Surprise de Karen
    Entrée : saumon fumé Suzanne
    Plat principal : cuisses d’oies blanches confites servies en sauce François
    Filet de saumon sur lit d’épinard en papillote, François, juste pour Ève!
    Légumes : Ève
    Fromage : Marie-Pierre et Sylvain
    Pain artisanal : Caroline
    Dessert : Jacques

    Est-ce que vous venez ? Je mettrai deux couverts de plus, c’est tout !
    Salutations et merci encore pour l’aventure !

    14/02/2008 at 19:51
  • Caroline Potvin

    Oups… c’est un peu sec mon autre commentaire.
    Tu m’as bien fait rire avec ton texte, Pascal. J’ai des images du Laos qui me flottent dans la tête, surtout devant mon ordi au bureau!
    Merci encore pour tout.
    Caroline

    14/02/2008 at 21:55

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