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Fort de café!

Comment voyager en Éthiopie (ou les extravagantes aventures d’un chroniqueur en vacances et de ce qu’il ose en raconter ensuite)

Et si j’avais l’audace d’affirmer solennellement dans cette fâcheuse chronique que tous les pays sont fous. C’est dingue non ? J’en vois déjà qui rechignent, qui s’apprêtent à dénoncer cet impoli qui ne comprend rien au droit inaliénable des pays à disposer d’eux-mêmes (et à faire rire les autres). Comme s’il n’était pas suffisamment hilarant d’être incapable de mettre le nez dehors, à Ville-Émard par exemple (je parle en connaissance de cause), sans qu’un voisin de balcon s’invite aussitôt dans une discussion qu’il est bien le seul à vouloir commencer. Comme s’il était sérieux d’écouter le grand concert des lignes ouvertes, de ceux qui proposent inlassablement d’obtenir Crosby, Lecavalier et Brodeur pour quatre bâtons pourris qu’ils auraient au garage à ceux qui nous racontent continuellement leurs problèmes de testicules pour qu’un animateur au caractère plus exécrable que le mien leur coupe tout à la fois la parole et le reste d’honneur qu’ils gardaient aux culottes. Orgueil national, je veux bien. Mais rigolade aussi. D’où ce petit essai des scènes de la vie quotidienne. Aujourd’hui elles seront éthiopiennes.

Vous y débarquez donc, tout frais d’un vol d’une quinzaine d’heures. Le pays est magnifique, un long plateau vert qui s’assèche peu à peu vers le nord. On vous dit que l’autobus vers Gondar est à 3 heures. C’est une bonne nouvelle. Pas tout à fait puisque vous le ratez pour la curieuse raison que ce 3 heures est en réalité 9 heures du matin du fait que les abyssins ont cette fascinante habitude de compter les heures par douze, de l’aube jusqu’à la nuit, et qu’un réveil à 6 heures du matin ressemble ici à la quête d’un zéro horloger (genre minuit avec du retard). Qu’importe, nous prendrons le prochain autocar. Notez aussi qu’il peut faire excessivement chaud sur le plateau, surtout vers Bahar Dar. Vous ouvrez donc la vitre du prochain autobus. Ce n’est pas vraiment une bonne idée. Les passagers vous parlent de vent qui s’infiltre, de maladie qu’on attrape, du danger manifeste et sournois de recevoir sur la tronche le plus insignifiant courant d’air. C’est justement à ce moment que vous remarquez que tout le monde sue à grosses gouttes, que l’étuve est surtout intérieure et qu’il se mêle peu à peu quelque chose d’une odeur tandis que certaines femmes aux estomacs fragiles n’ont assurément pas l’idée fantaisiste d’ouvrir une fenêtre pour s’épancher à l’extérieur. Heureusement que les arrêts sont fréquents. Par exemple, je sais déjà que vous allez connaître tous les amis du chauffeur, qu’il vous invitera à déguster du qat avec son copain Salomon, qu’il fera sa sieste digestive de l’après-midi, qu’il s’amusera d’un long détour pour saluer une fille qu’il drague de fois en fois, qu’il portera le courrier des autres moyennant quelques sous. La destination finale lui paraît quelque chose d’assez secondaire. C’est une opinion comme une autre. Mais au bout de trois jours, vous aurez la surprise d’apercevoir les vieux palais de pierre de l’époque gondérine. Vous titubez alors jusqu’à l’hôtel. Incapable de vous remettre immédiatement des cahots du chemin, vous cherchez distraction au cinéma local. Celui-ci se trouve dans un vieux bâtiment italien Art Déco, usé comme la salle de fête d’une école secondaire. Pour quelques sous, vous avez droit aux places de choix, c’est-à-dire au-dessus des autres sur une balustrade branlante à côté du moteur des projecteurs. Quant au film, je vous donne un exemple vécu. Killing machine que ça s’appelait. Une histoire de camionneurs des années 80 et de la destruction (ô combien intéressante) d’un chargement de tomates, ce qui engendrera (on s’en doute bien) toute une série de meurtres à la dynamite, le tout sous le contrôle d’un acteur incroyablement mauvais et moustachu qui appartenait autrefois (c’était pratique) à une certaine organisation dont nous ne saurons rien sinon qu’elle faisait de lui, malgré son emploi actuel qui n’avait rien à voir, une pathétique machine à tuer. Évidemment, c’était un drame.

Reste le plaisir de s’asseoir de l’autre côté de la rue après la projection. Même décor Art Déco, même paille déposée sur le sol. À l’intérieur, des vieillards aux traits fins discutent sagement de l’acteur aux moustaches. Vous commandez un café. On vous l’apporte en expresso, noir comme de l’huile, délicieux. Et soudainement, tout est clair. L’énergie débordante des abyssins, les détours du chauffeur, la folie du film, la frayeur des fenêtres, les heures aléatoires. La raison est devant vous. Le café est trop fort.

Pascal

Care

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