Ces pannes qui mènent au corps à corps…

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Ces pannes qui mènent au corps à corps…

Ce qu’il advint de celui qu’on présumait dégourdi lors d’un séjour aux Pamir (d’où la preuve accablante qu’une certaine compagnie préfère les guides incompétents)

Vous avez été plusieurs à affirmer qu’on ne s’improvisait pas guide. Qu’il fallait posséder quelque chose d’un sens inné de l’organisation, lire les étoiles, se diriger au soleil, pister le léopard des neiges ou l’ours polaire, se rire du tracas habituel d’avoir des bagages à Calcutta tandis qu’on randonne au Ladakh ou naître avec cette capacité quasi-pathologique de ne jamais pouvoir se perdre. D’où l’embarras d’y répondre sans trop vous péter la bulle. Car ça n’a rien à voir. Par exemple, certains m’affublent de vertus pérégrines et d’un talent de voyageur. C’est-à-dire moi dont l’exploit le plus fort a encore été de ne jamais trouver le boulevard Grande Allée, à Québec, et d’aller supposer ensuite avec l’honteuse mauvaise foi qui me caractérise que cette avenue introuvable était sans doute sur l’autre rive, à Lévis. Ou le même rigolo, quelques années plus tôt, lorsqu’il organisa avec un ami la plus calamiteuse expédition de l’histoire des Pamir. Il paraît qu’un chameau en rigole encore.

Jamais excursion ne fut plus brièvement réfléchie. Sans doute qu’il est heureux, dans une telle affaire, de ne rien savoir de la destination et de l’angoissante immensité du but choisi. Nous partions là-dedans sans réfléchir vraiment, avec quatre melons sous les bras, sans aucune carte, en nous disant que nous saurions choisir le bon moment pour arrêter l’autobus en chemin vers le Pakistan et sauter tout à fait dans cet inconnu qui nous tentait. Nous nous trompions déjà puisque c’est une panne qui décida pour nous. Un pont pittoresque traversait une grande gorge justement à cet endroit et un homme aux rides plus marquées que le ravin eut le bon goût d’y passer pour nous y inviter, tirant avec lui deux magnifiques chameaux de Bactriane, très hauts sur leurs pattes, avec de longues bourrures de poils sous le cou et visiblement dégouttés de nous apercevoir. Nous avons donc repris nos sacs et nos melons avant de traverser le pont. Nous avions visé la montagne la plus éloignée et nous étions partis. Le premier soir, Nicolas était perplexe.

– C’est beaucoup moins peuplé que je pensais, me dit-il, en réalisant subitement qu’on n’avait vu personne sur huit heures de marche.
– Que veux-tu dire ?
– Simplement que je n’ai pas de sac de couchage.

Sa remarque était tellement désabusée qu’après la première surprise, nous nous étions écroulés de rire. Nous avons donc dormi à deux dans mon vieux sac usé, plus collés qu’un couple après l’ultime étreinte, derrière le mur ravagé d’une ancienne chaumière abandonnée. Le lendemain, nous avons constaté que nous étions suivi. C’était un chameau sauvage. Pendant trois jours, au fur et à mesure qu’on avançait sans jamais apercevoir autre chose que des ruines de plus en plus figées, ce fameux chameau faisait à l’arrière de notre petite colonne l’effet apaisant d’une caravane en déplacement. Sans doute qu’il s’était échappé d’un groupe domestiqué et que sans vouloir revenir à sa servilité précédente, il regrettait quelque chose de la régularité du mouvement et de la sécurité d’être à côté des hommes. Il disparaissait avec le soleil pour revenir avec lui. Nous le retrouvions alors devant nous, toujours immobile, cherchant sans doute à indiquer à ces voyageurs décidément les plus désorganisés des Pamir un peu du chemin à suivre.

Nous avons compris, au bout de trois jours, qu’il faisait exactement le contraire. Ce soir-là, la même terrible gorge qu’au début bloquait tout espoir d’aller plus loin. Ce pont par lequel nous avions entamé la randonnée certainement la plus inutile jamais entreprise avait en effet pour rôle de traverser la rivière tumultueuse afin d’accéder à la région de Mustagh Ata, mais cependant dans l’autre sens ! Devant l’évidence, nous nous sommes assis face à tout cela, devant le désert, la gorge et la montagne, afin de dévorer avec appétit le dernier de nos melons. Revenir avec lui, au cas où l’autobus aurait encore traîné sur le bord du chemin, ne nous paraissait pas du plus brillant effet. Quant au chameau, il avait disparu. Nous n’étions visiblement pas un exemple à suivre. Il préféra sans doute devenir sauvage tout à fait. Grand bien lui fasse !

Plus tard, nous nous sommes remis à marcher. Nous avancions doucement. Puis nous avons retraversé le pont, cette fois dans le bon sens. Sans doute qu’un chameau désormais sans bride riait à s’en décoller les fourrures dans notre dos. Nous n’avons pas vérifié. Cependant, l’autobus aussi n’était plus là. Nous nous sommes écroulés deux jours sur nos sacs avant de convaincre les occupants d’un car japonais qu’il fallait bien porter secours à ces éclopés souriants et démonstratifs, sales aussi, sans dire tout à fait qu’il existait des ponts où on devrait poser des sens interdit. En rechignant, le guide exigea aussitôt qu’on raconte aux vieillards magnifiques qu’il promenait tout de même sur le plus haut chemin du monde, et dont l’énergie dépassait certainement la nôtre, les détails de notre expédition. J’étais embêté. On ne raconte pas si facilement l’histoire d’un chameau qui rigole en vous pointant des pattes. J’étais tout décidé à ne rien dire de vrai. À dire vrai, nous nous trompions encore puisque une panne – décidément ! – coupa court à mes tergiversations. Une épaisse fumée vint depuis l’arrière de la cabine salir tout le monde. Du coup, nous étions les plus propres. Nous nous sommes écroulés tous les quinze sur le bord de la route avant de convaincre deux jours plus tard cet autobus qui revenait du Pakistan, c’est-à-dire un chauffeur qui nous reconnût aussitôt en rigolant très fort, qu’il fallait évidemment porter secours à ces quinze éclopés tout sourires et courbettes. Nous étions là-dedans mieux que des sardines en sauce. Avec Nicolas, sans trop le dire à nos camarades qui s’enthousiasmaient de chaque mésaventure jusqu’à les croire organisées d’avance, nous imaginions plutôt notre piteux retour à Kashgar. Malheureusement, la troisième panne vint tout gâcher. Cette fois nous étions soixante à nous écrouler sur le bord du chemin. Ceux qui passaient se gardaient bien de ralentir en nous apercevant. La poussière qu’ils levaient toujours en accélérant achevait de nous certifier du même effort, c’est-à-dire de la même crasse. Cette fois, il fallait bien réparer l’autobus. Le chauffeur et son assistant se mirent sous le long véhicule et disparurent trois jours. Nous passions les nuits recroquevillés entre les sièges et les ballots. Après quelques heures, puisqu’il faisait très froid, nous n’hésitions plus à démontrer notre savoir-faire en choisissant sciemment de ne dormir que dans un seul sac de couchage. Le second matin, nous avons eu la surprise de constater qu’ils étaient plusieurs à avoir fait comme nous. Je crois qu’il aurait été désagréable de leur apprendre ensuite que de notre côté du moins, nous n’avions pas le choix. Alors on s’est tu.

Pascal

Care

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