L’autre dimension du temps

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L’autre dimension du temps

Sur la valeur de la vitesse dans la société contemporaine
(avec exemple à la clé d’une île surréaliste de l’océan Indien
afin d’expliquer exactement l’inverse)

Il y a déjà belle lurette que j’use des semelles percées sur les chemins de l’est. Entre autre avantage, on s’y habitue rapidement à ne plus courir trop fort. On patiente, on regarde, on attend, on respire. C’est assez réjouissant. D’où le choc, il y a quelques mois (après trois années d’absence), lorsqu’il a fallu revenir m’éreinter du fatiguant temps des fêtes de votre côté du monde. La famille, les amis, la bouffe à s’en briser les bretelles, c’était plutôt réussi. C’est du côté de la rue que j’ai souffert, sur Sainte-Catherine où vous étiez mille à me passer dessus le téléphone à l’oreille ou sur le boulevard Taschereau lorsque les klaxons retentissants des embouteillages n’avaient plus rien de la gaieté grivoise avec laquelle on les accumule outrageusement par ici. J’étais devenu étranger.

Je l’étais d’autant plus en jetant un ½il, au moment du retour, sur la revue En Route de notre assez triste convoyeur national. On y parlait avec bagout des plaisirs de la vitesse, avion rapide, ordinateur, câble, cellulaires (évidemment), routes droites et fast-food, vantant en béotien qu’on pouvait dès lors faire beaucoup plus. C’est rigolo les gros mensonges parce qu’on les croit toujours mieux. Autant vous raconter exactement le contraire.

En 2003, nous avions passé, ma fiancée et moi, un mois de rêve sur l’îlot de Rodrigues (à 600 kilomètres au large de l’île Maurice). L’endroit est d’une langueur créole à couper le souffle. Nous y avions quelques amis. Casimir par exemple. Casimir est pêcheur. Je l’écoutais raconter un tas de trucs à ma copine, sur son île, sur ses gens, sur la pêche forcément, sur le temps des tempêtes qui vient avec février mais qui n’arrive plus depuis sept ans, sur les problèmes de l’eau. Elle est comme ça Isabelle ! Elle parle peu et pourtant on lui parle beaucoup. C’est à cause de son sourire, je crois. Il ne retient rien et s’allume comme commence le jour. Un oiseau chanterait devant cela. Les hommes ne savent pas. Alors ils parlent. Casimir par exemple.

– Madame, tu la connais la différence entre les poissons de Rodrigues et de Maurice ?
– Non, disait Isabelle.
– Forcément tu le sais. Ils ne goûtent pas la même chose. C’est évident.
– Ah… bon…
– Tu ne goûtes pas la différence entre le poisson de Rodrigues et celui de Maurice ?
– Non.
– Tu ne goûtes pas la différence pour les hourrites ?
– Non.
– Mais alors, madame, tu es innocente !

Et Casimir riait. Isabelle aussi car ce n’était pas méchant. Il n’en revenait simplement pas qu’on puisse ignorer le goût des poissons ou manger de l’hourrite de Rodrigues sans remarquer qu’elle était forcément très différente de l’hourrite de Maurice. Ce non-sens me plaisait plus que tout à Rodrigues. Ce n’était pas vraiment du chauvinisme. Ni une certaine ignorance, d’ailleurs. C’était l’île. C’était forcé que le poisson ait un autre goût. Aussi simple que ça.

Nous connaissions aussi un certain Jean-Marc Bègue. Il y a avec lui une nonchalance toute rodriguaise. Le matin, il nous apporte le pain frais que nous prenons ensuite sur la terrasse. Nous le voyons alors s’activer dans son jardin. Cette chose-là l’occupe beaucoup. Il parle de poser des plantes un peu partout, il se plaint de la terre trop sèche, des rochers trop nombreux. Il arrache les herbes mortes et les remplace par des plantes en pot qu’il va chercher à Port-Mathurin, des manguiers quelquefois. Il remue si bien la terre que des petits scorpions tout blancs viennent se réfugier dans la maison et se promènent ensuite, la queue levée sur le carrelage, sans s’inquiéter du reste. Sur la clôture du fond qui le protège des moutons qui passent, il se promet de poser une espèce de haie. C’est sa lubie à lui.

Et puis, il attend quelque chose. En effet, depuis des mois doit venir la seule bétonneuse de l’île. Le trou est déjà fait, sur la gauche du bungalow. Il voudrait couler les fondations d’un second. Il m’avertit que samedi sera bruyant. Ce samedi-là, j’écris comme d’habitude, comme d’habitude on se lève tard. Il n’y a personne. Le samedi suivant, même attente et même bruit qui ne vient pas. Lorsqu’on lui parle de cette bétonneuse fantôme, il sourit faiblement, pas même vraiment déçu, pas en colère non plus.

– Vous savez, c’est la seule de l’île. On la demande. Elle vient quand ça lui plaît.

Pourquoi s’en faire, après tout ? Le lagon pose un vert d’émeraude sur le paysage. Le vent souffle bien. L’étrange ordonnance de son jardin avance. Les cyclones éviteront Rodrigues cette année encore. Peut-être qu’il est là le miracle de l’île, ce qu’on devrait retenir. Justement cette lenteur. On s’assoit comme sur le bord du monde mais on ne le regarde pas passer. C’est lui qui nous regarde être immobiles.

Pascal

Care

4 Comments

  • Hélène Gauthier

    J’ai adoré lire ce texte, ça m’a fait rêver, j’aimerais tellement faire ce genre de voyage peut-être un de ces jours…pour une année entière.

    06/06/2007 at 13:47
  • Elaine Malo

    Wow Pascal !

    J’ai le goût d’y être moi aussi sur ta terrasse à regarder pousser le riz, j’ai senti l’atmosphère et le rythme de la vie qui se déroule devant toi, c’est joli et ça me fait sourire. Ecris encore, j’adore !

    07/06/2007 at 21:33
  • Roxanne

    Merci pour ce texte, ça m’a rappelé un de mes voyages. Et c’est vrai qu’ici on se stresse pour un rien, il est si bon de prendre son temps, de voir la vie suivre son cours et d’embarquer avec, et non d’essayer de la dépasser. Merci encore de nous avoir fait voyager.

    08/06/2007 at 16:34
  • France Gendron

    Bonjour Pascal,

    Si tu désires que je t’apporte des livres, aussitôt que tu connais les titres, fais-le-moi savoir car parfois ils ne sont pas disponibles à la librairie et il faut les commander.

    Au plaisit de te revoir,

    France

    19/06/2007 at 13:22

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